Inflexion des usages

60 stations dans la ville générique

Jean-François Prost

Jean-François Prost a passé cinq mois à sillonner, infiltrer des lieux génériques à l’aide d’un dispositif mobile spécialement aménagé. Amorcé à Granby dans le cadre du programme Supra Rural au 3e impérial, le  projet se poursuit pour atteindre l’objectif de 60 stations. À la Biennale de Montréal 2002, il a ouvert, durant 6 semaines, un bureau où il se présentait pour documenter les lieux étudiés et partager des impressions avec les visiteurs au cours d’échanges fortuits.


Cellule urbaine

Espace de solitude, de concentration et d’exil au spectacle du monde extérieur, le camion anonyme est un lieu de résistance et de liberté d’attitude qui remet en question, à l’intérieur d’un espace restreint, des gestes quotidiens. Construction personnelle et subjective, il suggère un choix de vie plutôt qu’une position esthétique.

Par la conception d’un simple dispositif d’habitat, je cherche à explorer des moyens de transgresser et résister aux interdictions. Je désire mesurer la tolérance et les limites d’un lieu, tester jusqu’à quel point je peux rester invisible, à quelle heure, de quelle manière, et dans quel contexte. Je veux explorer les hypothèses et les possibilités d’infiltration et d’occupation des lieux aseptisés, normatifs et contrôlés.

La ville générique

Un lieu où les sensations sont émoussées et diffuses, les émotions raréfiées, un lieu discret et mystérieux comme un vaste espace éclairé par une lampe de chevet. [1]

Imaginez: vous êtes à plus de 4 000 km de chez vous, mais tout ressemble à votre ville. Vous entrez dans un magasin, un centre de photocopie et le décor est le même dans les moindres détails: mobilier, bande sonore et messages d’accueil des employés... Vous êtes dans la ville générique, la ville où tout est pareil en apparence: centre, axes ou réseaux commerciaux (mall, strip et power house), Walmart, Zellers, etc. Bienvenue à Granby, Mississauga, Newark... La ville générique se propage, aseptise et uniformise continuellement. Neutre, propre, moralement irréprochable en apparence, elle modifie de façon dissimulée mais inéluctable le fonctionnement et l’organisation de la ville.

 

Dégoût et fascination

J’éprouve un dégoût et une fascination simultanés de ces lieux génériques. Un dégoût du manque de contenu culturel et social, de la recherche du prix le plus bas au profit d’une tradition et d’une communauté.  Mais une fascination aussi de leur propriété d’assimilation et d’adaptation.

Les lieux génériques surprennent par leur capacité de transformation, leur rapidité d’apparition et de disparition, leur popularité. Pourtant, les interdictions sont nombreuses: pas de cigarette, de flânage ou de photos; t-shirts et souliers obligatoires; et la liste continue. Atriums, jardins intérieurs, stationnements sont des lieux strictement fonctionnels et normatifs dans lesquels manifestations, prises de position, opinions publiques sont rarement permises.

Moins d’esthétique, plus d’usages

Ce qui me préoccupe le plus dans les lieux génériques n’est pas l’esthétique, mais les restrictions d’usage, les parcours imposés et, évidemment, la constante surveillance. Plus que le mauvais goût, l’absence de spécificité, d’anomalies locales, le contrôle excessif me perturbent. Comment rester insensible à l’environnement sonore (bip des caisses à chaque achat, résonance (voulue) des sons, messages publicitaires à répétition) et à l’environnement climatique autorégulé et sans variations? Le plus dérangeant dans les lieux génériques, c’est la standardisation, l’homogénéisation des comportements, le manque de fantaisie et de liberté d’expression. Je préfère l’humour et la maladresse des vieux restos le long des routes, décriés et maintenant éliminés au profit des Tim Hortons et autres chaînes.

Espace à potentiel

Sans attrait, sans spécificité locale, les lieux génériques peuvent toutefois s’ouvrir, par leur anonymat, à l’identité, à l’intégration d’individus de tous âges et origines. Comme disait Olivier Zahim: « Un paysage sans désir apparent, quelconque et partiel n’est pas forcément un paysage vidé, sans substance et spécificité... » [2]

Les lieux génériques tels que des stationnements la nuit peuvent se prêter à l’inspiration et à la réflexion. Ce nouveau territoire, sans histoire, tradition ni identité offre une liberté d’action, l’opportunité de repenser la ville.

 

La ville au présent

Devant l’action, je suis pris entre le désir de dénoncer, résister, confronter, et celui de cohabiter, détourner et travailler avec l’existant. Ces lieux me fascinent car tout est à réinventer, à renommer, à détourner. Malgré toutes les aberrations, les non-sens, il me paraît urgent d’observer et d’étudier les phénomènes urbains actuels: penser, observer et  comprendre la nouvelle ville, son  développement et son évolution particulière. Voir la périphérie autant que le centre comme zone à potentiel, tirer avantage de ces inconvénients pour élaborer des stratégies et des actions d’infiltration: travailler avec la ville telle qu’elle se développe au présent.

Comment initier de nouveaux regards sur le paysage urbain, de nouvelles façons de profiter des espaces qui paraissent sans intérêts ou hostiles? Quels types d’objets ou d’actions peuvent questionner nos rapports aux autres et aux lieux? Comment faciliter la rencontre, l’intimité, individualiser et personnaliser l’espace générique par des usages inhabituels plutôt que par une nouvelle esthétique?

M’asseoir, m’allonger, contempler et attendre dans des lieux qui n’offrent aucun support d’appropriation, aucune chaise, banc, arbre pour s’abriter ou se protéger du soleil...En observant la ville générique,  j’espère y découvrir des failles, des anachronismes, des accidents propices à de nouvelles interventions. Je désire localiser et révéler les lieux d’où peuvent surgir des activités ou des aménagements imprévus. J’espère contribuer à la stratification, aux juxtapositions et à la densification de la ville générique.

Solitude volontaire

Je revendique le droit en tout moment choisi à la non-communication, de vivre sans téléphone, sans courriel et sans référence temporelle, tout en étant à proximité de chez soi. Se retirer ou s’isoler du monde moderne. J’espère vivre l’éloignement sans jamais quitter la ville. Me sentir seul dans des lieux très achalandés et en mouvement. Je revendique le droit de poser certains gestes inaccoutumés pouvant détourner l’ordre et l’usage établis, gestes qui réclament et revendiquent le statut public d’un lieu.

 

Essai #1: dispositif d’infiltration

Le camion générique permet de loger et de séjourner là où il est interdit de dormir, de flâner, de ne pas consommer. Il permet d’introduire un espace non programmé, non perceptible qui questionne nos certitudes, nos définitions du privé et du public, qui interroge l’usage normatif que l’on attribue aux lieux et aux objets.

Habiter l’inhabituel

Élément presque mobilier, le camion anonyme offre un lieu de séjour intime et dissimulé sur des sites vastes et impersonnels tels que des stationnements la nuit. Ce dispositif intègre un sous-espace, un micro-environnement non contrôlé, non planifié, dans des lieux génériques connus et surveillés. L’action consiste à introduire un élément de marginalité, de résistance, à l’écart de la culture de masse.

Fermé, isolé et insonorisé, le camion procure un sentiment de bien-être, de confort; dépouillement et silence en contrepoint de  l’environnement sonore et visuel saturé des Walmart et al.

Par une présence prolongée à l’intérieur du dispositif, j’espère perdre tout repère, être suffisamment désorienté et déstabilisé pour exacerber mes sens durant mes errances dans des Loblaws et autres franchises. Je désire m’isoler dans le silence et m’exposer à la cacophonie urbaine.

Occupations dissimulées: camouflage

L’objet générique banal et non spectaculaire multiplie les possibilités d’occupation, prolonge les durées de séjour dans des lieux semi-publics où les usages sont réglementés. La dissemblance voulue entre le camion générique et l’habitat mobile ou nomade facilite les déplacements, multiplie les lieux d’ancrage et favorise l’occupation insolite et clandestine de certains sites. Il est ainsi possible de dormir dans une variété de sites urbains autres que des campings ou des terrains dédiés à ce type d’occupation.

Dans la ville générique, le camouflage n’est pas une réplique de la nature (le feuillage, par exemple), mais un objet mobile, anonyme, sans identité. Le camion blanc, impersonnel, fonctionnel et polyvalent est ici l’élément de camouflage par excellence. Le camion blanc attribué parfois au sniper de Washington démontre à quel point toute stratégie peut être utilisée positivement ou négativement, pour construire ou détruire, ou pour simplement s’isoler, admirer, observer...

Objet et performance architecturale

La spécificité de la nouvelle ville peut-elle s’inventer et s’articuler autant à partir du corps, de gestes individuels et éphémères, que de grands projets architecturaux et urbains? Certains dispositifs ne pourraient-ils pas modifier la perception et l’expérience d’un lieu sans nécessiter de transformations ou de modifications  d’envergure?

Le crochet intrus

Depuis le 17 octobre 2002, 12 crochets ont été posés dans sept Home Dépôt. L’intervention consiste à poser des micro-actions qui mesurent le degré de contrôle des lieux.Combien de temps un crochet bâtard ne faisant pas partie du design initial survivra-t-il aux inspections et au nettoyage systématique  du lieu?

Bien que discret et utile, le crochet échappera-t-il au contrôle, à la constante homogénéisation et standardisation des magasins franchisés? Le lieu est-il assez souple et perméable pour tolérer un objet anodin et presque imperceptible?Peut-on modifier l’aménagement d’un magasin conçu, construit et implanté de manière identique à toutes les autres succursales?

Est-il nécessaire de rénover, rebâtir, esthétiser pour amarrer et initier de nouveaux usages? La rénovation perpétuelle des centres commerciaux au goût du jour n’augmente pas leur perméabilité à des actions hétérogènes, ni à de nouveaux usages. Les aménagements conçus par des architectes ne modifient en rien les interdictions dites ou non dites.

Au lieu de construire des nouveaux bâtiments publics, pourquoi ne pas complexifier et parasiter les programmes d’origine des centres commerciaux: remplacer certaines boutiques par des cellules de repos, des salles de jeux et de lectures gratuites.

L’architecture traditionnelle – nécessitant des investissements importants, un consensus politique et social – est-elle notre seule option dans des lieux où la durée de vie des bâtiments n’est parfois que de cinq à dix ans? Est-il encore nécessaire, dans le contexte de la ville générique, de construire en granit et en inox, d’épuiser des ressources humaines et matérielles, pour recommencer cinq ans plus tard? La valorisation de la mobilité, de l’expérimentation, du temporaire ne nous déresponsabilise pas des enjeux tels que l’étalement urbain,  le dézonage des terres agricoles, le gaspillage de nouvelles constructions d’infrastructure. Ce dont nous avons besoin, c’est moins d’esthétique, plus d’éthique, d’imagination et de souplesse. Pourquoi favoriser l’esthétique et le minimalisme comme finalités plutôt que les idées, les concepts, les innovations en termes d’usages et d’associations inhabituelles? Les actions mineures et ponctuelles au présent n’excluent pas une vision d’ensemble et à long terme. La vie et l’expérimentation au présent, plutôt que des structures et des aménagements permanents et conventionnels, n’est-ce pas plus pertinent dans ce monde où rien n’est stable ou définitif?

À suivre...

Jean-François Prost,2002.

Version préliminaire à celle publiée dans Etc. Montréal, no.60.,jan-fev 2003



[1] Koolhaas, Rem, Mutations, Actar, p.725

[2] Zahim, Olivier, Willie Doherty, Musée d’art Moderne de la ville de Paris, p.32